Schopenhauer et l'expérience de la liberté

Notions traitées : La liberté

1 Le texte

(1) a La conscience de chacun de nous lui affirme très clairement qu’il peut faire ce qu’il veut. Or puisque des actions tout à fait opposées peuvent être pensées comme ayant été voulues par lui, il en résulte qu’il peut aussi bien faire une action que l’action opposée, s’il la veut. b C’est là précisément ce qu’une intelligence encore mal armée confond avec cette autre affirmation différente, à savoir que dans un cas déterminé le même homme pourrait vouloir également bien deux choses opposées, et elle nomme libre arbitre ce prétendu privilège. Or que l’homme puisse ainsi, dans des circonstances données, vouloir à la fois deux actions opposées, c’est ce que ne comporte en aucune façon le témoignage de la conscience, laquelle se contente d’affirmer que de deux actions opposées, il peut faire l’une, s’il la veut, et que s’il veut l’autre, il peut l’accomplir également. (2) Mais est-il capable de vouloir indifféremment l’une ou l’autre ? Cette question demeure sans réponse, et exige un examen plus approfondi, dont la conscience ne saurait préjuger le résultat. La formule suivante, quoique un peu empreinte de scolastique, me semblerait l’expression la plus courte et la plus exacte de cette conclusion : « le témoignage de la conscience ne rapporte à la volonté qu’a parte post : la question du libre arbitre au contraire a parte ante. » (3) Donc, cette déclaration indéniable de la conscience : « je peux faire ce que je veux », ne renferme ni ne décide rien du tout touchant le libre arbitre, car celui-ci consisterait en ce que chaque volition individuelle, dans chaque cas particulier (le caractère du sujet étant donné), ne fût pas déterminée d’une façon nécessaire par les circonstances extérieures au milieu desquelles l’homme en question se trouve, mais pût s’incliner finalement soit d’un côté, soit de l’autre. Or, sur ce point, la conscience est absolument muette : car le problème est tout à fait en dehors de son domaine, puisqu’il roule sur le rapport de causalité qui existe entre l’homme et le monde extérieur.

Schopenhauer, Essai sur le libre arbitre, ch. II.

2 Problème et thèse du texte

Le problème soulevé par le texte consiste à savoir si l’expérience de la liberté permet de justifier l’existence du libre-arbitre.

Schopenhauer défend une réponse négative. Les partisans du LA affirment que l’existence de ce dernier est justifiée par l’expérience de la liberté (ici le « témoignage de la conscience »). Or, pour Schopenhauer, leur approche repose sur une confusion. Il faut bien distinguer le fait de pouvoir faire ce que l’on veut et le fait de pouvoir vouloir indifféremment ou de pouvoir choisir ce que l’on veut, qui correspondent respectivement à la liberté d’action et à la liberté de la volonté (le libre-arbitre). La conscience indique que l’on peut faire ce que l’on veut (= par ex. qu’on n’est pas empêché d’accomplir une volonté ou d’avoir la capacité de la réaliser), mais elle ne dit rien sur le pouvoir de choisir (= notre capacité à choisir A plutôt que B, dans exactement les mêmes conditions, à saisir que notre volonté est contingente). Notre expérience de la liberté ne peut donc justifier l’existence du libre-arbitre, comme le croient ses partisans.

3 La confusion

En effet, l’expérience de la liberté est l’expérience de l’absence de contrainte. Nous ne sommes ni contraints ni empêchés de réaliser l’action que nous avons faite et rien ne nous aurait empêché de réaliser l’action opposée que nous imaginons avoir pu faire : je veux faire A et je peux faire A et, si j’avais voulu faire non-A, j’aurais pu faire non-A. Par exemple, je mange une glace, mais, si je n’en avais pas eu l’envie, j’aurais pu ne pas en manger – personne ne me contraint à la manger, donc personne ne m’aurait empêché de ne pas en manger. Le témoignage de la conscience, l’expérience de la liberté, porte sur la liberté d’action, à savoir le pouvoir d’accomplir une volonté (parce qu’on en a les capacités et que rien ne nous en empêche). Je suis libre, en ce sens, si je peux faire A et si j’avais pu accomplir non-A si j’en avais eu la volonté. Se sentir libre, c’est donc sentir que nous ne sommes pas contraints d’accomplir l’action que nous accomplissons et, par là, que nous n’aurions pas été empêché d’accomplir une autre action. De fait, nous imaginons que nous aurions pu avoir une autre volonté.

L’erreur vient du fait que si je peux imaginer avoir eu une autre volonté (c’est une possibilité logique), je n’aurais pas nécessairement pu l’avoir effectivement. L’expérience de la liberté ne porte pas sur le pouvoir de choisir, c’est-à-dire le pouvoir de vouloir effectivement l’action B plutôt que l’action A. Autrement dit, elle ne signifie pas que, dans la même situation, j’aurais pu effectivement faire B. Si B est imaginable, si elle est une possibilité logique, ce n’est pas nécessairement une possibilité physique ou psychologique.

Ø Notre expérience ne porte pas sur la volonté elle-même (est-elle nécessaire ou contingente), seulement sur notre capacité à la réaliser. Or les partisans du libre-Arbitre disent que notre expérience de la liberté porte sur notre volonté et nous dit que notre volonté est contingente. Que nous aurions pu en avoir une autre, dans exactement les mêmes circonstances. Autrement dit, il serait en notre pouvoir de choisir nos volontés, nous pourrions contrôler nos volontés.

Schopenhauer indique bien, dans une deuxième partie, que la thèse du libre arbitre est liée à l’idée d’une liberté d’indifférence (on pouvait rappeler ici l’âne de Buridan), qui consiste en ce que nous pourrions, dans une même situation, pouvoir vouloir aussi bien A que B. Cela suppose que notre volonté serait inconditionnée, sans cause – la volonté serait une cause première.

Mais l’expérience de la liberté ne porte que sur le pouvoir de réaliser sa volonté, de pouvoir faire ce que l’on veut. Elle concerne la volonté a parte post, c’est-à-dire après qu’on l’a eu. Autrement dit, elle nous dit si, étant donné qu’on a une volonté, celle-ci est réalisable. Il s’agit bien de savoir si l’on peut faire ce que l’on veut. Elle ne concerne pas la volonté a parte ante, c’est-à-dire avant qu’on l’ait eu, à propos de ses rapports avec le monde extérieur : est-il effectivement possible d’avoir la volonté A ou (inclusif) la volonté B ? La volonté A est-elle conditionnée ou inconditionnée ? La question du libre-arbitre concerne ce qui se passe a parte ante : il s’agit de savoir si nos volontés sont ou non conditionnées. Sur ce point, dit Schopenhauer, la conscience est muette : elle ne nous dit rien.

L’expérience de la liberté, ne portant que sur la réalisation de la volonté, ne peut trancher la question de savoir si celle-ci est conditionnée ou inconditionnée (cause première).

Comme le conclut Schopenhauer, l’expérience de la liberté, la conscience, ne peut nous dire si la volonté est ou non conditionnée. Cela suppose un autre mode d’enquête. Les partisans du libre-arbitre s’appuyant essentiellement sur cette expérience sont alors en difficulté, puisque leur argument principal en faveur de ce type de liberté est l’expérience qu’on en a. Si on n’en a pas l’expérience, il se pourrait bien que le libre-arbitre n’existe pas. Il ne s’agit pas, pour Schopenhauer, de dire que l’expérience du libre-arbitre est une illusion (cf. Spinoza), mais de dire que nous n’avons pas une telle expérience, ce qui est une objection encore plus radicale au libre-arbitre.