J.S.Mill & la liberté d'expression
⊕ [Notions traitées] : La vérité ; La raison et la croyance ; La justice et la loi ; Le bonheur ; Les échanges
⊕ [A retenir] : libéralisme ; utilitarisme ; utilitarisme de la règle ; l’argument de Mill (et ses sous-arguments)
Vous pourrez trouver ici le dossier lié à ce cours avec des extraits du chapitre 1 de De la liberté, de J. Stuart Mill.
Ce qui suit est un exposé portant sur l'argumentation avancée par Mill dans le chapitre 1 de De la liberté, en défense de la liberté d'expression. Tous les détails du texte, notamment l'analyse des exemples historiques avancés par Hume, ne sont pas traités. Vous trouverez le texte complet de Mill ici :
http://classiques.uqac.ca/classiques/Mill_john_stuart/de_la_liberte/de_la_liberte.pdf
Le texte de Mill et les arguments qu'ils contiennent sont considérés comme une défense classique de la liberté d'expression, un argument qu'on ne peut négliger si on s'intéresse à ces questions.
1 Le problème
John Stuart Mill cherche à défendre la liberté d’expression, le droit à s’exprimer, en montrant quels sont les fondements de ce droit, c’est-à-dire ce qui justifie son existence. On considère souvent aujourd'hui, du moins en certains lieux, que ce droit est une évidence, mais il ne l'a pas toujours été et il ne l'est pas partout. John Stuart Mill pose également la question de ses limites: la liberté d’expression doit-elle être limitée ? Cette question est importante pour spécifier les limites de l’intervention de l’Etat. Si de telles limites existent, elles doivent être justifiées.
2 La thèse et l’argument général
Sur ces questions, Mill défend une thèse libérale, fondée sur une conception utilitariste des normes :
libéralisme : l’Etat doit garantir un certain nombre de libertés entendues de façon négative ( = absence d’empêchements). Sa fonction est de garantir la possibilité pour chacun de choisir de vivre comme il l’entend : les droits libertés, parmi lesquels la liberté d'expression, rendent possible ce choix.
utilitarisme de la règle : une règle est juste ssi elle maximise le bonheur/bien être du plus grand nombre.
L’utilitarisme de la règle soutient que la règle qui attribue des droits, la loi, est juste si et seulement si elle a de bonnes conséquences. Si la loi qui autorise chacun à s’exprimer librement (= qui accorde à chacun un droit à s’exprimer) a de bonnes conséquences, alors elle est juste. Dès lors, nous sommes justifiés à réclamer le droit que nous accorderait une telle règle.
L’argument central de John Stuart Mill peut, semble-t-il, être reconstitué de la façon suivante :
(1) Une règle est juste ssi elle produit de bonnes conséquences.
(2) Accorder à quelqu’un la liberté d’expression a de bonnes conséquences sur le bien être intellectuel de l’humanité, dont dépend son bien être général.
∴ Accorder à quelqu’un la liberté d’expression est juste.
La prémisse (2) est assez simple à comprendre. Mill explique cela ainsi :
Si une opinion n'était qu'une possession personnelle, sans valeur pour d'autres que son possesseur, si d'être gêné dans la jouissance de cette possession n'était qu'un dommage privé, il y aurait une différence à ce que ce dommage fût infligé à peu ou à beaucoup de personnes. Mais ce qu'il y a de particulièrement néfaste à imposer silence à l'expression d'une opinion, c'est que cela revient à voler l'humanité : tant la postérité que la génération présente, les détracteurs de cette opinion davantage encore que ses détenteurs. Si l'opinion est juste, on les prive de l'occasion d'échanger l'erreur pour la vérité ; si elle est fausse, ils perdent un bénéfice presque aussi considérable: une perception plus claire et une impression plus vive de la vérité que produit sa confrontation avec l'erreur.
Le bien être intellectuel est la satisfaction de notre curiosité. Notre vie dépendant pour une bonne part de nos connaissances, le bien être général dépend du bien être intellectuel (pensez à la médecine, qui dépend de la science). C’est pour cela que Mill dit qu’interdire une opinion reviendrait à "voler l’humanité" : on diminue ses possibilités de bonheur, parce qu'on l'empêche de savoir ce qui lui permettra de produire du bien-être. En gros, en interdisant une expression, on prive ceux qui auraient pu en bénéficier de ses conséquences.
Cela vaut même au cas où il y aurait une opinion majoritaire, voire unanime, et où la majorité déciderait, par le vote, d’interdire cette opinion :
Supposons donc que le gouvernement ne fasse qu'un avec le peuple et ne songe jamais à exercer aucun pouvoir de coercition, à moins d'être en accord avec ce qu'il estime être la voix du peuple. Mais je refuse au peuple le droit d'exercer une telle coercition, que ce soit de lui-même ou par l'intermédiaire de son gouvernement, car ce pouvoir est illégitime. Le meilleur gouvernement n'y a pas davantage de droit que le pire : un tel pouvoir est aussi nuisible, si ce n'est plus, lorsqu'il s'exerce en accord avec l'opinion publique qu'en opposition avec elle. Si tous les hommes moins un partageaient la même opinion, ils n'en auraient pas pour autant le droit d'imposer silence à cette personne, pas plus que celle-ci, d'imposer silence aux hommes si elle en avait le pouvoir.
Même si l'Etat n'exerce aucune contrainte, l'interdiction d'une opinion prive les citoyens de cet Etat des conséquences de cette opinion. Si l'Etat est démocratique (= "le meilleur gouvernement"), c'est pire, parce que les citoyens ne rencontreront jamais d'opinion contraire et risquent d'être maintenus dans l'erreur ou l'ignorance. En effet, dans une dictature, on peut imaginer qu'il y aura des voix dissidentes.
Voici donc la thèse de Mill :
thèse : Les lois qui accordent le droit à la liberté d’expression ont de bonnes conséquences, si bien que rien ne justifie une limite à la liberté d’expression <sauf le principe de non nuisance> : le droit à la liberté d’expression ne doit pas être limité par une intervention de l’Etat si l’expression de l’opinion ne nuit pas physiquement à autrui.
En gros, Mill considère qu'une opinion ne peut être interdite que si son expression a une connexion forte à un acte nuisant à autrui physiquement ou peut être entendue comme telle :
Personne ne soutient que les actions doivent être aussi libres que les opinions. Au contraire, même les opinions perdent leur immunité lorsqu'on les exprime dans des circonstances telles que leur expression devient une instigation manifeste à quelque méfait. L'idée que ce sont les marchands de blé qui affament les pauvres ou que la propriété privée est un vol ne devrait pas être inquiétée tant qu'elle ne fait que circuler dans la presse ; mais elle peut encourir une juste punition si on l'exprime oralement, au milieu d'un rassemblement de furieux attroupés devant la porte d'un marchand de blé, ou si on la répand dans ce même rassemblement sous forme de placard. Les actes de toute nature qui sans cause justifiable nuisent à autrui peuvent être contrôlés - et dans les cas les plus graves, ils le doivent - par la réprobation et, si nécessaire, par une intervention active des gens. La liberté de l'individu doit être contenue dans cette limite: il ne doit pas nuire à autrui. Et dès lors qu'il s'abstient d'importuner les autres et qu'il se contente d'agir suivant son inclination et son jugement dans ce qui ne concerne que lui, les mêmes raisons qui montrent que l'opinion doit être libre prouvent également qu'on devrait pouvoir, sans vexations, mettre son opinion en pratique à ses propres dépens. (Début du chapitre 2)
Il faut comprendre comment Mill parvient à défendre la prémisse (2).
3 Ce que la thèse de Mill n'est pas
Un point important ici est que Mill ne défend pas le droit sur la base du droit naturel, d’un droit qui appartiendrait à la personne indépendamment du droit positif (= le droit en vigueur sur un territoire donné à une période donnée). C’est non pas parce que c’est bien pour elle, mais parce que c’est bien pour l’humanité en général que la personne a le droit de parler. Mill affirme en effet que la privation de la liberté de s'exprimer n'est pas un "dommage privé" :
Si une opinion n'était qu'une possession personnelle, sans valeur pour d'autres que son possesseur, si d'être gêné dans la jouissance de cette possession n'était qu'un dommage privé, il y aurait une différence à ce que ce dommage fût infligé à peu ou à beaucoup de personnes.
C’est une défense utilitariste, non pas jusnaturaliste, du libéralisme. Il défend les droits individuels en montrant qu'ils ont de bonnes conséquences pour tous les individus d'une communauté politique, non pas parce que la privation de ce droit léserait un individu en supprimant une liberté à laquelle il a naturellement droit en tant qu'être humain, pour permettre le déploiement de cette humanité.
Autrement dit, Mill ne défend pas la liberté d’expression parce que chaque être humain, en tant qu’être humain aurait ce droit naturel, qui devrait être reconnu par le droit positif. Mill défend l’instauration d’un droit sur la base de ses conséquences, alors que le jusnaturalisme suppose que les êtres humains ont, en tant qu’êtres humains, des droits, qui correspondent à leur nature d’être libre (= les droits sont des conditions de possibilité de leur liberté, sans lesquels ils ne pourraient pas développer leur humanité). C’est pour cela que JSM dit qu’on pourrait priver quelqu’un de sa liberté d’expression si une opinion était une affaire personnelle. En ce cas, priver quelqu’un de sa liberté d’expression, s’il est minoritaire, pourrait, par ex., avoir de bonnes conséquences. Un partisan du jusnaturalisme refuserait de priver quelqu’un de sa liberté sur la base des seules conséquences : son droit est inaliénable (= on ne peut l’en priver). C’est donc seulement parce que l’opinion n’est pas une affaire personnelle et que son expression peut avoir de bonnes conséquences qu’il faut la développer.
4 Arguments montrant que limiter la liberté d’expression nuit au bien être de l’humanité
Mill propose quatre arguments, répartis en deux groupes, en faveur de la prémisse (2) de l'argument précédent. Il y a des arguments qui valent si ce qu’on interdit est vrai et ceux qui valent si ce qu’on interdit est faux.
4.1. Si l’opinion interdite est vraie ou partiellement vraie
Si l’opinion reçue est fausse ou partiellement fausse, alors, en interdisant une opinion vraie, on va se priver de la vérité. On a ainsi un premier argument
Argument de la perte de la vérité
(a) En interdisant une opinion, nous risquons d’interdire une vérité.
(b) Se priver de la connaissance de la vérité, c’est se priver du bien être qui en découle.
∴ (2) Accorder à quelqu’un la liberté d’expression a de bonnes conséquences sur le bien être intellectuel de l’humanité, dont dépend son bien être général.
Le même argument vaut pour la vérité partielle. Une opinion peut être partiellement vraie. En l’interdisant, on se prive de cette partie de la vérité. Il faut une discussion et une confrontation des opinions. La prémisse (A) est fondé sur l’argument suivant (argument de la faillibilité) :
Interdire une opinion, c’est supposer qu’elle est fausse.
Supposer qu’une opinion est fausse présuppose que ceux qui l’interdisent soient personnellement infaillibles.
Or nous ne sommes pas personnellement infaillibles.
∴ (A) En interdisant une opinion, nous risquons d’interdire une vérité.
La vérité est affaire de discussion et d’enquête continue, pas d’infaillibilité personnelle.
4.2 Si l’opinion est fausse
On comprend assez facilement les arguments précédents. Mais au cas où l’opinion serait vraiment fausse, faut-il l’interdire ? En effet, si l’opinion interdite est fausse, on peut se demander en quoi sa présence dans la discussion publique peut-être utile et en quoi elle contribue au bien être de l’humanité ? En quoi le racisme, par exemple, contribue-t-il au bien être ?
Mill propose deux arguments distincts. Le premier est que confronter ses thèses à des opinions fausses permet de les justifier et de savoir pourquoi on les croit. Le second est que la conviction naît en partie de l’opposition à d’autres thèses.
Premier argument
(C) La vérité n’a de conséquences sur le bien être intellectuel et permet le bien être général que si celui qui connaît cette vérité sait ce qui justifie cette vérité.
(D) On ne peut savoir ce qui justifie une vérité si on la confronte constamment à d’autres opinions, notamment des opinions fausses, dans des discussions.
∴ (E) Les opinions fausses sont nécessaires à la discussion et à la connaissance véritable des vérités.
∴ (F) Les opinions fausses sont indirectement nécessaires au bien être intellectuel et général de l’humanité.
∴ (2) Accorder à quelqu’un la liberté d’expression a de bonnes conséquences sur le bien être intellectuel de l’humanité, dont dépend son bien être général.
En bref, les opinions fausses sont des indirectement des moyens de justifier des opinions vraies.
Second argument
(G) La vérité n’a de conséquences sur le bien être intellectuel et permet le bien être général que si celui qui connaît cette vérité en est convaincu de sorte qu’elle puisse motiver ses actions.
(H) On ne peut savoir être convaincu d’une vérité que si on la confronte constamment à d’autres opinions, notamment des opinions fausses, dans des discussions.
∴ (E) Les opinions fausses sont nécessaires à la discussion et à la connaissance véritable des vérités.
∴ (F) Les opinions fausses sont indirectement nécessaires au bien être intellectuel et général de l’humanité.
∴ (2) Accorder à quelqu’un la liberté d’expression a de bonnes conséquences sur le bien être intellectuel de l’humanité, dont dépend son bien être général.
En bref, une vérité n’a de valeur que si on en est convaincu. C’est à cette condition qu’elle peut infléchir la pratique (voir, par ex., le film La vague, où des élèves prétendent qu’ils savent qu’ils ne sont pas fascistes, mais qui constituent un groupe fasciste. Leur savoir n’était ni vraiment justifié, ni vraiment l’objet d’une véritable conviction).
Voici un schéma en arbre de l’argument :
Ce texte de Mill entend établir un lien entre la démocratie et la vérité. La démocratie est une condition de possibilité de l’émergence de la vérité.
5. Quelles limites pour la liberté d’expression ?
Mill admet peu de limites. La limite est fixée par le principe de non nuisance, qu’on peut comprendre comme un principe consistant à ne pas nuire physiquement à autrui. Dès lors, si l’on suit la thèse de Mill, ne pourrait être interdite que l’expression d’affirmations susceptibles de nuire directement à autrui : appel au meurtre, sans doute la diffamation. Mais même ici, les cas sont difficiles à évaluer : l’expression du racisme dans un journal n’a pas, selon lui, le même statut qu’un appel au racisme face à un camp de migrant par des hommes armés. En ce cas, l’expression de l’opinion est une forme d’action qui conduira à des nuisances. Ainsi, aux USA, des nazis ont le droit de défiler dans le village de Skokie, abritant une communauté juive, sans attaquer les personnes ni détruire les propriéts. Faut-il considérer que c’est l’expression d’une opinion qui devrait être limitée ? Dans le métro new yorkais a été autorisée l’affichage du slogan suivant : "In any war between the civilized man and the savage, support the civilized man. Support Israel Defeat Jihad".
6. Objections
On peut proposer quelques objections à cette thèse. Michel Troper, juriste et philosophe a proposé l’objection suivante : (http://www.phdn.org/negation/gayssot/troper.html)
Il soutient que la thèse millienne :
1) a une confiance trop grande dans le jugement des gens qui ne sont pas des spécialistes des questions traitées. Ainsi, la publicité mensongère est interdite parce qu’on a constaté que les gens étaient susceptibles d’être induit en erreur et de se comporter irrationnellement.
2) suppose que la vérité saura plaire au public, ce qui n’est pas certain (les thèses négationnistes, par ex., peuvent séduire certaines personnes, quels que soient les arguments qui lui sont opposées). Si ceux dont interdit les opinions se présentent comme des victimes, autoriser l’expression de leurs thèses tend à faire supposer qu’elles méritent d’être discutées à égalité avec les thèses vraies. Le risque est de les voir se diffuser, ainsi que leurs conséquences néfastes.
Il justifie alors les limites à la liberté d’expression de deux façons : les thèses en jeu sont trop techniques pour que le grand public ait le temps et la compétence nécessaire pour déterminer la vérité ; les thèse sont susceptibles d’avoir des conséquences extrêmement néfastes si elles sont diffusées largement (il renverse l’argument utilitariste de Mill). Certaines thèses ne méritent pas qu’on les réfute (c’est le cas en mathématiques ou en physique et il n'y a pas de raison que ça ne vaille pas ailleurs), puisqu’elles s’écartent trop du consensus et des faits en vigueur.